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Marguerite Audoux
Y a des loups
Les infirmières lappelaient grand-mère et lui parlaient comme а une petite fille. Depuis quinze jours quelle était dans la salle, personne navait pu la décider а se laisser opérer. Chaque matin, les internes sarrêtaient prиs de son lit. Il y en avait un qui lui parlait avec beaucoup de douceur : il riait en montrant de belles dents blanches et il disait :
«Voyons, grand-mиre, on ne vous fera aucun mal, et ensuite vous serez leste comme une jeune fille».
Mais elle secouait la tкte en baissant le front, puis, dune voix claire et douce, elle rйpondait.
« Non, je ne veux pas. » Aussitфt que les mйdecins avaient quittй la salle, elle se levait de son lit et sasseyait prиs de la fenкtre. Elle passait toutes ses journйes а regarder les gens qui allaient et venaient dans la cour. Jétais sa voisine et javais souvent loccasion de lui rendre quelque petit service. Peu а peu, elle me parla de son mal; elle disait :
«Cest dans le ventre que je souffre, mais il y a si longtemps que jai fini par my habituer.»
Alors elle regardait vers la fenêtre en ajoutant:
«Je voudrais bien men aller dici».
Ce matin-lа, elle était toute joyeuse parce que linterne lui avait dit quon allait la renvoyer de lhôpital. Tout en rangeant ses petites affaires, elle me raconta quelle était depuis peu а Paris.
Son mari était mort lannée davant et sa fille, qui était établie а Paris, navait pas voulu la laisser seule au village; elle lui avait fait vendre tout son bien, et maintenant elle vivait dans une petite boutique entre sa fille et son gendre. Dans les premiers temps, elle était contente dêtre а Paris; puis il lui était venu un immense regret de ses champs. Elle pensait sans cesse а ces gens qui habitaient maintenant sa petite maison; ils avaient acheté aussi les deux vaches et le cheval, il ny avait que lâne quelle navait pas voulu vendre. Sa fille avait beau lui dire quа Paris il ny avait pas dânes, elle navait pas voulu sen séparer, et il avait bien fallu lamener. On lavait mis chez un marchand de lait qui le soignait, et où elle pouvait le voir chaque jour. А force de sennuyer, voilа quelle avait senti davantage son mal ; aussitôt sa fille lavait amenée а lhôpital. Le médecin avait dit quune opération pourrait la guérir, mais elle aimait mieux garder son mal jusquа la fin de sa vie, plutôt que de se faire opérer. Sa fille venait souvent la voir. Cétait une grande femme qui avait le nez pointu et le regard dur. Elle souriait а toutes les malades en traversant la salle, et tout le monde pouvait entendre les paroles dencouragement quelle prodiguait а sa mère. Ce jour-lа, elle sarrêta longtemps а causer а la surveillante. Grand-mère la regardait dun air craintif et respectueux. Elle avait perdu son air joyeux du matin, et elle avait lair dune petite fille qui sattend а être grondée. Maintenant sa fille savançait en distribuant des oranges aux malades, et quand elle fut près de sa mère, elle laccabla de tendresses et de baisers; elle disait а haute voix:
«Je veux que tu sois raisonnable et que tu te laisses opérer».
Grand-mère la suppliait tout bas de lemmener, mais la fille répondait : «Non, non, je veux que tu guérisses».
Elle prenait les malades а témoin, disant que sa mère avait encore de longues années а vivre et quelle voulait la voir bien portante. Grand-mère ne se laissait pas convaincre, elle continuait de dire tout bas: «Emmène-moi, ma fille».
Alors la fille se mit а dire:
« Eh bien! voilа: si tu ne veux pas, je vendrai lâne. »
Et elle était partie au milieu des rires de toute la salle. Grand-mиre en йtait restйe toute йgarйe, elle regardait ces femmes qui riaient. Enfin elle ouvrit la bouche comme si elle allait appeler au secours, et pendant que les rires redoublaient, elle cacha sa tкte sous son drap. Toute la nuit, je lentendis remuer; elle ne pleurait pas, mais ses soupirs йtaient longs comme des plaintes.
Au matin, quand elle aperзut la surveillante, elle lui cria :
«Je veux bien, madame!»
La surveillante la complimenta, puis ce fut le tour des internes, ils venaient lun après lautre
sassurer de son consentement: а tous elle disait avec le même mouvement du front: « Oui, je
veux bien».
А lheure où les malades ont la permission de se distraire, toutes celles qui pouvaient marcher entourèrent le lit de grand-mère. Chacune parlait de son mal, lune montrait un pied où il manquait trois doigts; lautre expliquait comment on lui avait enlevé un sein; celle-ci découvrait un ventre partagé par une longue raie rouge, et une petite femme mince et noire raconta quelle sétait réveillée avant la fin, et quil avait fallu quatre hommes pour la tenir pendant quon la recousait. Grand-mère navait pas lair de les entendre: elle se tenait adossée contre ses oreillers et, de temps en temps, elle levait la main comme pour chasser une mouche.
Puis la nuit revint; les infirmières sen allèrent après avoir éteint toutes les lumières, il ne resta plus quune petite flame qui éclairait la grande table où sétalaient des linges et des instruments bizarres. Vers le milieu de la nuit, la surveillante vint faire sa ronde; elle marchait sans bruit, et la lanterne quelle balançait au-dessus de chaque lit avait lair dun gros oeil curieux. Grand-mère se leva quand la lanterne eut disparu; elle sapprocha de la fenêtre et cogna au carreau avec son doigt recourbé. Elle cognait tout doucement et elle faisait des signes а quelquun dans la cour. Je regardai de ce côté, la cour était toute blanche de neige, et on ne voyait que des arbres noirs et tordus qui allongeaient leurs branches vers nous.
Maintenant grand-mère cognait plus fort: elle se serrait contre les vitres, comme si elle espérait quon allait lui ouvrir du dehors. Puis sa voix claire et douce monta comme une plainte qui traоne. Elle dit: «Y a des loups!» La gardienne de nuit sapprocha pour la faire taire, mais grand-mère se sauva vers une autre fenêtre. Elle se mit а cogner de toutes ses forces, comme si elle eût demandé asile aux arbres de la cour. Elle répétait dun ton plaintif et suppliant :
«Y a des loups».
Bientôt toutes les malades furent réveillées et lune delles alla chercher du secours. Deux hommes se saisirent de grand-mère et la couchèrent de force: ils mirent deux larges planches de chaque côté de son lit et la gardienne de nuit sinstalla près delle ; grand-mère se dressait а tout instant du fond de ses planches, comme si elle essayait de sortir de son cercueil. Pendant longtemps, elle continua de faire des signes dappel, puis ses bras restèrent immobile et on nentendit plus que sa plainte lente et triste, qui disait sans relâche : «Y a des loups!»
Cela montait comme un cri de frayeur et emplissait toute la salle. Vers le matin, la plainte se fit plus faible, on eût dit que la petite voix claire sétait usée. Elle traоna longtemps comme une plainte denfant, et quand le jour parut, elle se cassa en disant encore : «Y a des loups!»